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La douce force des personnes atteintes d'une démence

Le texte suivant est la traduction de quelques pages d'un livre néerlandais écrit par une dame dont le métier est « soignant spirituel » * en maison de retraite. Elle a rassemblé la parole des personnes atteintes de démence qu'elle fréquente depuis des années, et rassemble ainsi un témoignage sur « ce qui reste » dans cette maladie qui semble tout emporter.

Tous les passages entre guillemets et en italiques sont des citations de résidents. Les noms de personnes sont fictifs.

Introduction : « Parce que c'est encore vivant »

 

« C'est à cause de mes mots qui coulent »

 

« Quand j'ai vu cette dame ma tête est devenue si grande. Ce soir je vais aller gentiment me coucher. Vous étiez au fin fond de mon cerveau. »

 

« Faut marcher un peu. Déplacer les jambes. Faut bien déverrouiller. »

 

« C'est ta bouche. Moi je tiens ma bouche. Je vais jeter mon oeil vers la porte. Tu es une fleur pour moi. »

 

« Tu es mon guichet »

« C'est beau que tu l'écrives comme ça. Comme ça cela deviendra un livre. On pourra le relire ; Sinon ca part. On le lit, puis cela reste. »

 

Monsieur Charpentier parle du parc qui était à proximité de la maison de son enfance. Ce parc …

Madame Péault: «  ...est très connu ».

Monsieur Charpentier acquièsce : « … un beau parc »

Madame de St Simon : «  … sinon, on t'en sort les secousses »

Madame Péault: « On pouvait même ramasser les feuilles pourries auprès de cet arbre . Une vieille boite à chaussures, et alors on les ramassait comme ça à pleines mains, dans la boite. Parce que c'est encore vivant. »

Monsieur Charpentier opine : « Et cela ne vient à découvrir plus tard seulement »

Il réfléchit un moment et conclut : « Il ne produisait effet qu'après »

 

« Parce qu'ici on vit tous ensemble et on s'aime à la longue. »

 

Rigide et intouchable, c'est Monsieur Chéneau dans son fauteuil coquille. Il ne peut plus parler ni bouger. Il n'y a que ses yeux qui me regardent fixement. Toutes les semaines je lui chante la chanson qu'il chantait à l'école . « C'est aujourd'hui dimanche ». Est-ce que cela le touche, est-ce que cela lui apporte quelque chose ? Le plus souvent je n'ai pas de réponse à ces questions. Aujourd'hui je vois une larme, il balbutie quatre mots. « Voici des roses blanches ... » ; Est-ce que vous permettez que j'essuie la larme qui coule sur votre joue, Monsieur Chêneau ? » Aucun changement d'expression dans son regard. Mais sa joue se tourne quelques centimètres vers ma main .

 

Bienvenue à la maison de retraite. Un des lieux de rebut de la société, souvent décrié, et de préférence évité. L'endroit où je travaille en tant que soignant spirituel. Et je ne n'aimerais travailler nulle part ailleurs que justement ici, avec et parmi les résidents atteints de démence. Notre rencontre n'a de cesse de me soulever, de m'arrêter, de m'interrompre, renverser, choyer, et de me corriger. Elle fait ressortir ce qu'il y a de mieux en moi, m'aide à « me déverrouiller » et me confirme dans mon existence.

Comment est-ce possible ? Qu'est-ce donc qui se passe ? Quelle est cette chose dans cette institution qui me touche quotidiennement jusqu' « au fin fond de mon cerveau » et qui me donne le sentiment qu'on « vit tous ensemble ici et on s'aime à la longue ».

Bien sûr, on n'y échappe pas : la maison de retraite est une zone sinistrée, la démence est un tremblement de terre. Tout ce qui donnait un ancrage se dérobe sous les pieds. La vie de personnes atteintes d'une démence est ravagée ; leur tête fait naufrage, leur corps est un délabrement constant.

Mais celui qui ne voit que la déchéance conduit son observation à partir de ce qui était, et qui n'est plus. A partir des exigences de notre société qui se durcit et s'individualise à l'extrême. A partir d'une image de l'homme placée sous le dictat de l'autonomie. Un tel regard embué transforme rapidement la maison de retraite en un endroit où l'on espère bien ne jamais mettre le pied, et la démence en une maladie redoutée dont on souhaiterait pouvoir se débarrasser par une mort choisie. Ainsi, les personnes atteintes de démence ont à porter une charge bien plus lourde que la seule maladie. Elles sont livrées sans défenses aux représentations que construisent à leur propos les personnes qui ne sont pas (ou pas encore) démentes. Ce sont ces personnes (pour le moment indemnes, nous) qui possèdent le pouvoir de les décrire et les définir, de les clouer à leur identité d'objet jetable ou de les réduire à leur maladie.

Sachant qu'en plus, cette maladie est assimilée à un bloc monolitihique, indifférencié. Or, cela contribue à nous rendre aveugles. Car la démence est un concept valise ; il existe beaucoup de formes et beaucoup de stades de démence, et à l'intérieur de ceux-ci il y a encore beaucoup de variations individuelles. LA personne démente n'existe pas.

 

Le crédit

Il y a aussi l'autre face. Lorsqu'on laisse son regard se désembuer par ce que les personnes démentes disent et montrent elles-mêmes, on perçoit également d'autres choses.

J'ai l'intuition qu'en dessous de toute la misère, il se cache une grande richesse dans la réalité vécue des résidents. Une richesse qui a quelque chose à voir avec une profonde sagesse, avec une humanité passée inaperçue, une puissance langagière, et avec certaines formes de conscience mystique.

En d'autres mots, ce monde de la démence est plus que seulement un amassis de pertes de sens et de décor. Il est une source de connaissance de l'homme et de la société, un lieu de rencontre avec le sens de notre culture et sa critique, avec un language subversif et avec un contrepoids. Une fenêtre sur la bonté et le renversement. Pleine de promesses. Ou en tout cas, de souvenirs de la promesse. En mon expérience, la démence, peu importe sa forme et sa variante, ne démolit pas tout. C'est en cela que réside une consolation et de l'espoir. Non seulement pour les personnes atteintes de démence elles-mêmes. Mais aussi pour tous ceux qui leur sont proches.

 

Je ne perçois pas seulement une overdose de pertes, mais aussi un crédit.

Les personnes atteintes de démence sont infiniment plus grandes que leur maladie.

 

Elles nous ramènent à ce qui est vrai. Souvent, ils incarnent une chose qui en dehors de la maison de retraite, dans la vie des gens « capables », est devenue incroyablement rare, et qui subit des pressions constantes. Elles possèdent une « douce force » irrésistible et attirante, perceptible pour ceux qui osent sortir leur propres antennes sensibles. Une force qui nous ramène à notre humanité et à l'amour entre humains.

 

Tout cela n'est livré qu'en lambeaux et en piqures d'épingle. De petits moments, pas davantage. Des moments forts, des moments de contact. Un contact émouvant, consolateur, qui ouvre, fait du bien et demande à avoir de l'humour. Ces moments ne peuvent être livrés séparément ; leur capacité expressive s'enracine dans la vie vécue des résidents. C'est probablement pour cela que ces contacts fragiles me touchent si profondément, parce qu'ils ont lieu dans une maison de retraite très réelle. Je les reçois comme une variation, à la fois réconfortante et douloureuse, sur une vielle histoire, tenace et subversive : celle qui raconte qu'au plus profond du trou, à l'endroit du rejet et de la dénégation, la vie reprend.

 

Dans la plupart des publications qui parlent des maisons de retraite, la voix des résidents avec une démence est remarquablement absente. Non seulement cela ne leur rend pas justice, mais c'est aussi dommage. Dans ce livre c'est eux qui ont la parole, avec leur propre langage, partant du concret de leur quotidien. Mon texte est né de toutes les rencontres avec les résidents des maisons où je travaille. Je veux être « leur guichet », je veux faire en sorte que leurs leçons de vie « restent ». Ils sont mes hôtes, je suis l'invitée de leur vie. Je suis l'envoyée de leurs désirs, et je me laisse diriger par ce qu'ils m'indiquent par le biais de leurs mots, de leurs émotions et de leur langage corporel .

C'est ainsi que ce livre est délibérément partial. Mettant l'accent sur ce qui est bon, guettant tous ces moments fragiles et minuscules où transpercent la lumière et l'ouverture. « Parce que c'est encore vivant » - c'est là dessus que je mets le zoom.

Mais toujours au travers du choc initial, et sans oublier la misère. Jamais détaché du manque de solutions et de l'impuissance, jamais au-dessus de l'odeur de pisse et des appels d'inquiétude. Jamais éloigné de l'égarement et de l'angoisse, de la solitude qui rend fou ni de la souffrance sans fin. Et avec la conscience aigue que l'expression des résidents est extrêmement fragile : elle a la qualité et la texture des « feuilles pourries ».

Irik, P. (2013). Als het maar echt is. Over de zachte kracht van mensen met dementie. Leeuwarden, Pays-Bas, Elikser Uitgeverij.

pp. 11-18

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